« NexSIS 18-112 » ou le choix de l’État de ne pas recourir aux offres du marché

10 Mar 2021

Quittons provisoirement les terres hospitalières pour mieux y revenir, en empruntant le chemin tortueux des systèmes d’information, dans le cadre de l’aide médicale urgente et du secours à la personne.
Par un arrêt passé relativement inaperçu, le Conseil d’État a en effet récemment jugé que l’État pouvait légalement décider de concevoir lui-même un logiciel et d’en équiper les services départementaux d’incendie et de secours (SDIS), échappant de ce fait au droit de la concurrence qui s’applique classiquement aux acteurs économiques d’un marché donné (CE, 10ème et 9ème chambres réunies, 14 octobre 2020, association Qualisis, n°426119, inédit).
Tout le monde connaît, dès son plus jeune âge, les numéros d’urgence : 15 pour le SAMU, 17 pour la police, 18 pour les sapeurs-pompiers et, depuis plus récemment, le 112 pour toute l’Union européenne[1].
Les appels sur ces numéros se caractérisent notamment par un acheminement prioritaire et gratuit, assuré par les opérateurs de télécommunications vers des centres d’appel.

Des systèmes d’information départementaux isolés et coûteux

En matière de secours d’urgence à la personne, des rapports récents[2] ont constaté et déploré le manque de coordination entre les deux grands services en charge de ces missions, SDIS et SAMU, qui pratiquent le plus souvent le « chacun chez soi », alors pourtant qu’il existe une obligation légale d’interopérabilité des réseaux de communication radioélectriques et des systèmes d’information des services publics qui concourent aux missions de sécurité civile, prévue par l’article L.732-5 du code de la sécurité intérieure, au sein même du réseau des SDIS (comme de celui des SAMU), chaque établissement ou structure se dotant de ses propres moyens techniques pour répondre à ses besoins, notamment ses logiciels de gestion des appels téléphoniques.

La querelle latente entre les « rouges » et les « blancs » ne date pas d’hier et elle se traduit jusque dans le choix des systèmes d’information.

Il existe donc, en tout état de cause, un marché des systèmes d’informations des SDIS d’un côté et des SAMU de l’autre, que se partagent quelques entreprises spécialisées qui répondent aux appels d’offres locaux.

Face à une situation très insatisfaisante tant au plan financier qu’opérationnel, les pouvoirs publics ont décidé de réagir pour procéder aux corrections qui s’imposaient. C’est ainsi que du côté des SAMU, le ministère de la santé a lancé un programme de modernisation des systèmes d’information et de télécommunication des SAMU (décret n° 2015-1680 du 15 décembre 2015 relatif au programme de modernisation des systèmes d’information et de télécommunication des services d’aide médicale urgente), l’Agence du Numérique en Santé étant chargée de la conception et du déploiement du logiciel SI-Samu [3]
.

De son côté, le ministère de l’intérieur, en charge de la sécurité civile, a lancé le projet NexSIS[4] en vue de la réalisation d’une plate-forme digitale de gestion des appels « 18-112 ».

Un projet étatique d’unification des systèmes d’information des SDIS

C’est pour mener à bien ce projet que, par décret n°2018-856 du 8 octobre 2018, a été créée l’Agence du numérique de la sécurité civile, qui est un établissement public administratif de l’État chargé en particulier de la conception, du développement, de la maintenance et de l’exploitation des systèmes et applications nécessaires au traitement des alertes issues des numéros d’appel d’urgence 18 et 112.
Quelques mois plus tard, un décret n° 2019-19 du 9 janvier 2019 a prévu la mise en place du système d’information et de commandement unifié des services d’incendie et de secours et de la sécurité civile intitulé « NexSIS 18-112 ».

Or, les acteurs économiques du secteur qui occupent ce marché depuis plusieurs années ont décidé de réagir en créant une association dénommée Qualisis et en demandant au Conseil d’État d’annuler pour excès de pouvoir ces deux décrets car « NexSIS 18-112 » annonce bel et bien un chamboulement sur le marché des logiciels des SDIS.

Des fiches rédigées par la direction générale de la sécurité civile et de la gestion des crises expliquent la stratégie du déploiement de NexSIS 18-112 :

« L’agence aura la charge de substituer de manière progressive (de 2020 à 2025) à des systèmes d’informations départementaux isolés et coûteux, un système unifié plus efficient pour les 99 SIS de France, ce qui va occasionner trois périodes distinctes :

  • la période conception / élaboration de 2018 à 2020 durant laquelle, hormis un SDIS pilote, il n’y aura pas de migration, mais les SDIS arrêteront majoritairement leurs investissements dans l’attente du nouveau système;
  • la période de migration / déploiement de 2021 à 2025 durant laquelle certains SIS basculeront sur NexSIS, pendant que d’autres continueront à financer des coûts de maintenance, d’amortissement et des frais de gestion [de leur logiciel privé] ;
  • la période de plein fonctionnement, au plus tard à partir de 2025 où seul NexSIS sera mis en service dans les SIS ».

En réalité, le choix a été fait d’effectuer un déploiement progressif du logiciel, au fur et à mesure que les contrats en cours dans les SDIS avec les éditeurs privés parviennent à échéance. Les SDIS, qui participent déjà directement ou indirectement au financement de l’Agence et du projet NexSIS 18-112, ne vont pas « acheter » NexSIS 18-112 à l’Agence pour qu’il soit installé dans leurs centres de traitement des appels et leurs centres opérationnels. Le logiciel va être déployé par l’Agence, à qui les SDIS verseront ensuite une redevance annuelle de maintenance.

L’éviction « légale » de tous les acteurs du marché

Il n’y a pas intervention sur un marché par la prise en charge d’une activité économique qu’un intérêt public devrait justifier et qui ne pourrait se faire qu’en respectant les règles générales de la concurrence. Nous sommes bien dans la situation où l’État a décidé de concevoir un logiciel et d’en équiper les SDIS. C’est le cadre fixé en dernier lieu par la décision d’Assemblée du 26 octobre 2011, Association pour la promotion de l’image et autres (n° 317827 317952 318013 318051, Rec. p. 506, concl. Boucher) qui s’applique.

Le Conseil d’État avait en effet jugé que les personnes publiques ont toujours la possibilité d’accomplir les missions de service public qui leur incombent par leurs propres moyens. Il leur appartient en conséquence de déterminer si la satisfaction des besoins résultant des missions qui leur sont confiées appellent le recours aux prestations et fournitures de tiers plutôt que la réalisation, par elles-mêmes, de celles-ci.

Transposé au cas qui nous occupe, on comprend alors que pour l’accomplissement des missions de service public assurées par les SDIS (prévention des risques, protection des personnes, des biens et de l’environnement), l’État a décidé, en matière de logiciel de gestion des appels 18-112, de ne plus recourir aux offres du marché, mais d’utiliser des moyens propres, développés en interne par le truchement de l’Agence.

Sous l’angle de la commande publique, le Conseil d’État a déjà reconnu la possibilité pour plusieurs personnes publiques d’internaliser la production des moyens nécessaires à l’accomplissement d’une mission de service public en créant un organisme commun dès lors qu’il leur consacre l’essentiel de son activité et qu’elles exercent conjointement sur lui un contrôle comparable à celui qu’elles exercent sur leurs propres services, ces conditions étant remplies dispensant alors ces personnes publiques du cadre de la passation des marchés publics (Cf. les critères issus de l’arrêt Teckal de la CJUE du 18 novembre 1999 (aff. C-107/98, Rec. I-8121)).

Un précédent jurisprudentiel en milieu hospitalier

La haute juridiction de l’ordre administratif en a d’ailleurs fait application dans une affaire où onze établissements hospitaliers et un syndicat interhospitalier avait créé un groupement d’intérêt public « Synergie et mutualisation des actions de recherche en informatique de santé » (GIP-Symaris), ayant pour objet d’étudier, de concevoir, de développer et de mettre à disposition de ses membres tout système d’information de support aux activités et à la gestion hospitalière, d’assurer les prestations liées à la maintenance et à la gestion de ces systèmes d’information et de gérer des équipements d’intérêt commun nécessaires à l’accomplissement de ses missions (CE, 1/6 SSR, 4 mars 2009, Syndicat national des industries d’information de santé, n° 300481, p. 76, concl. Courrèges au Bulletin juridique des contrats publics 2009 n°64, pp. 237 à 243).

Les principaux moyens des requêtes, articulés sur le terrain de la liberté du commerce et de l’industrie, du droit de la concurrence et de l’abus de position dominante ou encore de la mise en place illégale d’un monopole, ne pouvaient, dans ces conditions, qu’être écartés comme étant inopérants.

Sous certaines réserves, il n’est pas exclu que la présente illustration n’inspire un jour les pouvoirs publics en matière de systèmes d’information hospitaliers.


L’auteur

Me Omar YAHIA
SELARL YAHIA Avocats
Barreau de Paris

 

 

[1] Les autres numéros d’urgence sont certainement moins connus du grand public : 115 pour le Samu social, 119 pour l’enfance en danger, 116000 pour les enfants disparus, 114 pour les personnes déficientes auditives, 191 pour les urgences aéronautiques, 196 pour les urgences maritimes, 197 pour Alerte attentat et Alerte enlèvement, 116117 pour la permanence des soins ambulatoires et 116111 pour l’enfance en danger (numéro européen).
[2] Rapport Cour des comptes, La mutualisation des moyens départementaux de la sécurité civile, septembre 2013 ; Rapport IGA/IGAS, Évaluation de l’application du référentiel d’organisation du secours à personne et de l’aide médicale urgente, juin 2014 ; Rapport Commission des lois du Sénat, L’évolution de l’activité des services départementaux d’incendie et de secours (SDIS) en matière de secours à personne, octobre 2016.
[3] Sur ce décret, Cf. CE 1/4, 26 février 2020, SOCIETE APPLIGOS et autres, n° 424407.
[4] En 2018, les SDIS ont reçu 18 800 500 appels (71% d’appels au 18 et 29% d’appels au 112) et ont assuré 4 132 500 interventions au titre du secours d’urgence aux personnes (pour 305 500 interventions sur des incendies), Cf. Direction générale de la sécurité civile et de la gestion des crises, Les statistiques des services d’incendie et de secours, 2019.

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