La gestion de fait

19 Mar 2020

Article paru dans www.finances-hospitalieres.fr

Lorsqu’une personne privée est chargée, par contrat, de percevoir certaines recettes et/ou d’opérer certaines dépenses pour le compte d’une collectivité publique, différentes règles propres au droit de la comptabilité et de la gestion publiques trouvent à s’appliquer. À défaut de les respecter, les personnes ayant manié les fonds en question peuvent voir leur responsabilité personnelle et pécuniaire engagée au titre d’une éventuelle « gestion de fait »[1] des deniers publics de la collectivité concernée, voire être poursuivies devant la Cour de discipline budgétaire et financière (CDBF).[2]  Dans une très récente décision, le Conseil d’État nous rappelle les règles applicables à la matière.

Référence : Conseil d’État, 6ème et 5ème chambres réunies, 18 décembre 2019, n° 416819, Mentionné aux Tables du Recueil.

La procédure de gestion de fait permet de saisir en leur chef toutes les personnes ayant contribué à la mise en place de la gestion de fait, même si elles n’ont pas manipulé de deniers publics. Celles-ci peuvent être déclarées comptables de fait si elles ont participé, fût-ce indirectement, aux irrégularités financières, ou si elles les ont facilitées, par leur inaction, ou même tolérées.

Tel est l’enseignement de la décision du Conseil d’État.

Il s’agit, en l’espèce, de la situation dans laquelle un centre hospitalier a, dans le cadre d’un projet de création d’un groupement de coopération sanitaire (GCS), fait l’acquisition, auprès de la société gérant une maternité, des biens immobiliers de cette maternité, pour un montant de 3 683 000 euros, et de biens mobiliers et incorporel pour un montant de 1 160 000 euros, cette dernière somme comprenant 630 000 euros au titre des biens mobiliers et 530 000 euros au titre du fonds de commerce résultant de l’exploitation de 45 lits en gynécologie-obstétrique, dont l’autorisation délivrée à cette fin par l’agence régionale d’hospitalisation.

La société a poursuivi l’exploitation de la maternité sur le fondement d’une convention d’occupation précaire conclue avec le centre hospitalier, laquelle convention a ultérieurement été transformée en bail commercial, et moyennant le versement d’un loyer.

Après l’abandon du projet de GCS, l’établissement public hospitalier a alors revendu à cette société les biens immobiliers et mobiliers de la maternité, pour un montant de 2,7 millions d’euros.

Par un jugement du 24 septembre 2015, la chambre régionale des comptes de Champagne-Ardenne, Lorraine, a jugé que l’acquisition en 2004, par le centre hospitalier, des biens incorporels de la maternité pour un montant de 530 000 euros caractérisait, en l’absence de contrepartie, l’existence d’une gestion de fait et a déclaré conjointement et solidairement comptables de fait des deniers du centre hospitalier, la directrice de ce dernier, la société exploitant la clinique et la directrice départementale des affaires sanitaires et sociales du département des Vosges au moment des faits.

Par un arrêt du 26 octobre 2017, contre lequel la société s’est pourvu en cassation, la Cour des comptes a infirmé ce jugement en tant seulement qu’il avait déclaré la directrice départementale des affaires sanitaires et sociales du département des Vosges comptable de fait et rejeté les requêtes du procureur financier près la chambre régionale des comptes de Champagne-Ardenne, Lorraine, de la directrice d’établissement et de la société.

Le Conseil d’État approuve la Cour des comptes d’avoir déclaré la clinique comptable de fait après avoir, d’une part, constaté notamment que cette dernière avait continué à exercer son activité après l’acte de cession de ses biens et que l’autorisation d’exercer avait été renouvelée à son profit par l’agence régionale d’hospitalisation au cours des années suivantes. La Cour a, d’autre part, retenu que l’acquisition d’un fonds de commerce par le centre hospitalier ne pouvait être justifié par le projet de groupement de coopération sanitaire, qui impliquait que la clinique dispose toujours de son autorisation. Elle a, enfin, estimé que, en l’absence de contrepartie, cette acquisition revêtait un caractère purement fictif, lequel avait été dissimulé au comptable public.

Pour estimer que les pièces soumises au comptable public du centre hospitalier à l’appui du mandat d’acquisition révélaient le caractère non justifié de l’acquisition du fonds de commerce, alors même qu’il était fait référence dans ce mandat à la cession de 45 lits, la Cour des comptes a relevé, par une appréciation souveraine non arguée de dénaturation, que la convention conclue le même jour permettant à la société de continuer d’exploiter la maternité n’avait pas été soumise au comptable et contredisait le mandat, qui indiquait que la cession se faisait libre d’occupation. La Cour n’a pas commis d’erreur de qualification juridique en jugeant qu’en l’absence de transfert réel des biens incorporels à l’hôpital et de contrepartie réelle à cette partie de l’acquisition, celle-ci était purement fictive et caractérisait une gestion de fait.

En jugeant, pour attraire la clinique à la gestion de fait, que celle-ci devait être regardée, d’une part, comme ayant  » connu  » la dissimulation au comptable du caractère non justifié du paiement litigieux et de la convention d’occupation précaire, et, d’autre part, comme ayant toléré cette manœuvre puisqu’elle en avait été la principale bénéficiaire en encaissant le produit de la vente d’un fonds de commerce non cédé dans les faits, la Cour des comptes, qui a pu, pour juger du caractère fictif de la dépense à la date de son engagement, se fonder sur l’ensemble des éléments portés à sa connaissance, y compris postérieurs au paiement litigieux, n’a entaché son arrêt ni d’erreur de droit, ni d’erreur de qualification juridique.

Au-delà de la décision présentement rapportée, la procédure de gestion de fait est une arme potentiellement dévastatrice aux mains du juge des comptes ; elle soumet en effet toute personne ayant manié indûment des deniers publics à la place du comptable public aux mêmes obligations que lui. Le comptable de fait doit ainsi présenter une comptabilité équilibrée et, s’il n’y parvient pas, reverser les sommes manquantes dans la caisse de la personne publique.

Le maniement indu peut découler de dépenses publiques effectuées sans l’intermédiaire d’un comptable public (par ex., par une association transparente, CE 15 avr. 1996, n° 150307, Ville de Nice, Lebon). Elle peut également concerner des recettes publiques, qui, au lieu de revenir dans la caisse du comptable, ont été indûment perçues et conservées par des personnes n’ayant pas cette qualité.

[1] Selon le XI de l’art. 60 de la loi de finances n° 63-156 du 23 févr. 1963, la procédure de gestion de fait est applicable à « toute personne qui, sans avoir la qualité de comptable public ou sans agir sous contrôle et pour le compte d’un comptable public, s’ingère dans le recouvrement de recettes affectées ou destinées à un organisme public », ou « reçoit ou manie directement ou indirectement des fonds ou valeurs extraits irrégulièrement de la caisse d’un organisme public ».

[2] Selon la loi « toute personne (…) qui aura engagé une dépense sans respecter les règles applicables en matière de contrôle financier portant sur l’engagement des dépenses sera passible d’une amende dont le minimum ne pourra être inférieur à 150 € et dont le maximum pourra atteindre le montant du traitement ou salaire brut annuel qui lui était alloué à la date à laquelle le fait a été commis » (art. L. 313-1 CJF). Plus généralement, cette même amende s’applique à l’ensemble des justiciables de la CDBF ayant « enfreint les règles relatives à l’exécution des recettes et des dépenses » (art. L. 313-4 CJF).

 


L’auteur

Me Omar YAHIA
SELARL YAHIA Avocats
Barreau de Paris

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