ATMP et faute inexcusable : la Cour de cassation facilite l’indemnisation des souffrances physiques et morales

6 Mar 2023

Cour de cassation, Assemblée plénière, 20 janvier 2023, Pourvois n° 20-23.673 et n°21-23.947, PUBLIÉS AU BULLETIN – PUBLIÉS AU RAPPORT

Par deux arrêts attendus du 23 janvier 2023 rendus en Assemblée plénière (nos 20-23.673 et 21-23.947), la Cour de cassation a tranché en faveur d’une indemnisation autonome du préjudice de souffrances physiques et morales endurées par une victime d’un accident du travail ou d’une maladie professionnelle (« ATMP »).

Avant de revenir en détail sur les faits et motivations de ces arrêts, une recontextualisation s’impose.

L’alinéa 2 de l’article L.434-2 du Code de la sécurité sociale prévoit qu’en cas d’incapacité permanente supérieure à 10% après consolidation, la victime d’ATMP a droit à une rente forfaitaire égale au salaire annuel multiplié par le taux d’incapacité qui peut être réduit ou augmenté en fonction de la gravité de celle-ci, venant réparer l’incapacité permanente.

Il en va autrement en cas de faute inexcusable qui correspond à tout manquement à l’obligation légale de sécurité et de protection de la santé à laquelle l’employeur est tenu envers son salarié et pour lequel l’employeur n’a pas pris les mesures nécessaires pour préserver le salarié de la survenance d’un ATMP alors même qu’il avait ou aurait dû avoir conscience du danger auquel il était exposé.

En cas de faute inexcusable, l’article L. 452-3 du code de la sécurité sociale dispose qu’en plus d’une majoration de sa rente, « la victime a le droit de demander à l’employeur devant la juridiction de sécurité sociale la réparation du préjudice causé par les souffrances physiques et morales par elle endurées, de ses préjudices esthétiques et d’agrément ainsi que celle du préjudice résultant de la perte ou de la diminution de ses possibilités de promotion professionnelle. »

Jusqu’à présent, la Cour de cassation déduisait de l’article susvisé que la rente versée à la victime ATMP indemnisait, d’une part, les pertes de gains professionnels et l’incidence professionnelle de l’incapacité, et d’autre part, le déficit fonctionnel permanent, recouvrant les préjudices personnels extrapatrimoniaux.

Il découlait de ce principe jurisprudentiel que les souffrances physiques et morales n’étaient indemnisées qu’à la condition de n’être pas indemnisées au titre du déficit fonctionnel permanent (Cass. civ. 2e, 22 octobre 2020, n° 19-15.951 ; Cass. civ. 2e, 8 octobre 2020, n° 19-13.126).

Par cette dernière condition non prévue par l’article L. 452-3 du code de la sécurité sociale, la Cour de cassation restreignait en pratique les possibilités d’indemnisation des souffrances physiques et morales, ce qui était critiqué par la doctrine. Le fait que l’indemnisation des souffrances physiques et morales soit fonction du salaire puisque la rente elle-même est fonction du salaire était un des effets pervers observés.

Le Conseil constitutionnel, saisi justement sur la constitutionnalité du texte susvisé par une QPC, avait pourtant mis en garde les juges contre les dérives défavorables aux victimes d’une telle l’interprétation de l’article L. 452-3 du code de la sécurité sociale en déclarant :

« Les dispositions de ce texte ne sauraient toutefois, sans porter une atteinte disproportionnée au droit des victimes d’actes fautifs, faire obstacle à ce que ces mêmes personnes, devant les mêmes juridictions, puissent demander à l’employeur réparation de l’ensemble des dommages non couverts par le livre IV du code de la sécurité sociale » (Conseil constitutionnel, Décision n° 2010-8 QPC du 18 juin 2010).

L’avocat général tente d’expliquer cette ancienne position jurisprudentielle par la volonté de prévention contre la double indemnisation d’un même préjudice, ce que la Cour de cassation reconnaît elle-même dans les arrêts du 23 janvier 2023.

L’avocat général a alors soulevé cette question auprès des juges devant connaître des deux pourvois : « Vaut-il mieux se prémunir d’un risque de double indemnisation ou au contraire veiller à la juste indemnisation des victimes ? » (Avis de premier avocat général Dominique Gaillardot auprès de la Cour de cassation sur les pourvois n° 20-23.673 et n°21-23.947).

La Cour de cassation a privilégié la juste indemnisation des victimes en rejetant le pourvoi formé à l’encontre de l’arrêt de la Cour d’appel de Nancy (1) et en cassant l’arrêt de la Cour d’appel de Caen (2) suivant ainsi les avis formulés par l’avocat général.

Les deux juridictions d’appel pourtant saisies de situations de faits parfaitement similaires avaient rendu des décisions diamétralement opposées, mettant en lumière le flou juridique entourant cette question.

Dans les deux cas d’espèces, deux salariés étaient décédés des suites d’un cancer des poumons après avoir inhalé des poussières d’amiante dans le cadre de leur activité professionnelle. Leur pathologie avait été prise en charge par les caisses primaires d’assurance maladie compétentes au titre au titre de la législation ATMP et une faute inexcusable de l’employeur avait été reconnue par les juridictions de sécurité sociale.

Les ayants droits des défunts salariés avaient formulé auprès de la juridiction d’appel compétente la demande selon laquelle le préjudice de souffrances physiques et morales endurées par la victime soit indemnisé indépendamment de la rente.

Sur ce point, les deux cours d’appel ont totalement divergé : la Cour d’appel de Caen s’est montrée fidèle à la ligne directrice de la Cour de cassation en refusant l’indemnisation distincte des souffrances physiques et psychologiques en considérant que ces souffrances étaient déjà prises en charge au titre du déficit fonctionnel lui-même couvert par la rente.

Plus téméraire, la Cour d’appel de Nancy avait au contraire accueilli la demande d’indemnisation distincte de ce poste de préjudice en considérant que :

« l’indemnisation des souffrances physiques et morales prévue par l’article L.452-3 du code de la sécurité sociale ne saurait être subordonnée à une condition tirée de la date de consolidation ou encore de l’absence de souffrances réparées par le déficit fonctionnel permanent qui n’est ni prévue par ce texte ni par des dispositions de articles L. 434-1, L. 434-2 et L. 452-2 du code de la sécurité sociale ».

En validant le raisonnement des juges de Nancy, la Cour de cassation a clairement souhaité faciliter l’indemnisation des victimes d’ATMP en reconnaissant, par sa décision, que son ancienne jurisprudence engendrait de réelles difficultés pratiques pour les victimes dans l’administration de la preuve que la rente n’indemnisait pas le poste de préjudice personnel du déficit fonctionnel permanent.

Rappelons néanmoins que ces arrêts n’ont de portée qu’en cas de faute inexcusable. En effet seule la preuve d’une telle faute peut faire sauter le verrou de l’indemnisation forfaitaire, chère aux fondateurs de la législation ATMP.
Enfin, ce revirement s’aligne sur l’avis rendu par le Conseil d’État le 8 mars 2013 qui juge que la rente d’accident du travail vise uniquement à réparer les préjudices subis par le salarié dans le cadre de sa vie professionnelle.

[1] – CA Nancy, 7 septembre 2021, n°21/00095.
[2] – CA Caen, 29 octobre 2020, n°17/03659.

 


L’auteure

Diane Rousseau - Avocate

Me Diane ROUSSEAU
Avocat chez YAHIA Avocats

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